Chapitre 1

L'ouvrage a un style littéraire particulier. Le lecteur est surpris par des "Flash Back" le renvoyant dans le passé, marqué par l'écriture en italique.

 

"Carnet de voyage"

 

Extraits :

 

La nuit tombe.
Je suis ligotée à un poteau dans le champ de blé voisin.

Avec un bruit épouvantable, une moissonneuse-batteuse se dirige vers moi.

Mes parents et mon frère la conduisent en riant.

Terrorisée, je crie à m’en arracher les cordes vocales.

Personne ne m’entend.

Ils ont trouvé le moyen de se débarrasser de moi.

Je vais mourir.

Personne pour me sauver.

Je ferme les yeux et crie de plus belle : « Non, je ne veux pas mourir… »

 

Je me réveille en transe. Piégée ! Ce cauchemar, ce n’est pas la première fois que je le fais. La première fois, je devais avoir onze ans. Pourquoi resurgit-il aujourd’hui?

 

Machinalement, je tends la main vers la gauche. La douce chaleur de mon compagnon m’apaise mais il me faut quelques minutes pour reprendre pied dans la réalité. Saurais-je lui expliquer ce qui me hante ?

 

Un rayon de soleil me caresse le visage et me rappelle que la vie est belle… nous vivons un rêve ! Celui-là même qui a animé nombreuses de nos nuits. Ce puissant désir commun de découvertes et de rencontres. Nous sommes sur la route depuis plus d’un an. Partis de Belgique depuis le 4 janvier 2003 avec nos deux filles et Lillipus, la camionnette, nous avons dans un premier temps rejoint l’Inde, puis nous sommes revenus sur nos pas pour prendre la direction de l’Afrique. Hier, nous sommes arrivés au Caire. Les pyramides dominent le paysage depuis le camping.

 

Toute la famille se réveille.

 

Xénia, la cadette, six ans, nattes châtains blonds, longues jusqu’aux fesses et lunettes vertes, sa couleur fétiche. Poupée sous le bras, elle guette la moindre occasion de réveiller ses papilles. Comique, elle a plus d’un tour dans son baluchon de blagues. Authentique et spontanée, elle s’affirme dans ses valeurs.

 

Naomi, l’aînée, huit ans, cheveux blonds dorés mi-longs, sourire charmeur qui en séduit plus d’un. Sa créativité et son positivisme la rendent très sociable. Sensible, elle veille au bien-être des autres. Passionnée d’histoires, elle dévore le moindre livre qui lui tombe dans les mains. Amoureuse des animaux, elle se dispute souvent les jumelles avec Kristof.

 

Kristof, vingt-neuf ans, cheveux mi-longs blonds grisonnants et barbe de trois jours, c’est mon homme : discret, posé, serein et cultivé. Passionné d’ornithologie, jumelles au cou, il est toujours à l’affût d’espèces rares. Féru de musiques, du classique à la New wave en passant par le jazz, il joue de la clarinette pendant que je fais trempette dans mon bain. Quand il n’est pas dehors, et ce à toutes les saisons, en train de jardiner ou bricoler, il plonge dans ses romans...il en a toute une bibliothèque ! Et comme la cerise sur un merveilleux, il adore cuisiner ! Je l’appelle Loup... Pas un grand méchant loup… Un loup bienveillant et fidèle, qui, lorsqu’il rencontra celle qui fit vibrer son cœur, sut qu’il aimerait jusqu’à la mort, veillant toute sa vie au bien-être de sa muse et protégeant ses petits louveteaux.

 

Moi, c’est Julie, j’ai vingt-huit ans, des longs cheveux châtains. Petite. Mince. Sociable, j’ai besoin de contacts humains, toujours ouverte aux découvertes. Mais pour le reste, qui suis-je ?

 

Début des années quatre-vingt, dans un couloir sinistre d'hôpital d'aide sociale de l'époque, je marche le long du mur. Je m’arrête devant porte qui ouvre la chambre de ma Mamy.

Pourquoi est-elle ici? Elle est malade ? Elle ne marche déjà plus. On me dit qu'elle ne remarchera plus jamais,… qu'elle va mourir...

Mourir… Ça représente bien peu pour moi. Qu’est-ce qu’on veut me dire? Qu’elle ne reviendra plus ? Qu’elle va nous quitter ?… Elle a une maladie rare qui paralyse tout son corps : c'est la moelle épinière qui devient poussière... Mais moi je n'ai que cinq ans, et dans mon cœur, c’est le désastre… je l'aime tant, je ne veux pas qu'elle m'abandonne, elle qui m’aime aussi pourtant. Ce n'est pas juste. Je ne comprends pas grand chose à tout ça et voir ma grand-mère dans cet état me rend très malheureuse.

Lorsque nous revenons la voir, elle peut à peine bouger les paupières. On me dit que c'est la fin et sans doute la dernière fois que je la vois. Non ! Je ne veux pas ! Je ne comprends pas ce qui se passe. Je ne sais pas quoi faire pour qu'elle reste. Alors, je refuse de lui faire un baiser d'adieu... Peut-être que si je ne lui dis pas adieu, elle restera?

Le lendemain, Mamy est morte. Ma mère me le reproche :

-  Si tu lui avais fait un baiser, elle ne serait pas morte cette nuit-là ! T’es vraiment une mauvaise de ne pas avoir voulu l’embrasser, mauvaise enfant...

 

C'est de ma faute ! Seule, la nuit, je la pleure : Mamy reviens, Mamy pardonne-moi…



 


 

Douz est le village que nous avons choisi pour y séjourner une dizaine de jours. De quoi nous imprégner d’une vie paisible au bord du désert. Alors que nous roulons vers le centre, un camion allemand s’arrête à côté de nous. Un blanc et un tunisien, Jean-Marc et Ali, amis depuis de nombreuses années, en descendent et nous accostent. Après de courtes présentations, ils nous invitent à les suivre dans un campement nomade, situé dans le désert, non loin de là. Ali, père de douze enfants, insiste :

  Pour nos enfants, l’expérience sera inoubliable, nous assure-t-il. Chez nous, les vacances viennent de commencer, et nous avons pour tradition de partir dans le désert, vivre comme nos aïeux.

Ali est le directeur de l’école du village et de tels échanges entre francophones sont importants pour lui. Les filles ne résistent pas à l’idée de rencontrer les douze enfants d’Ali. Eh bien, allons-y !

 

Sous la tente nomade, les présentations, autour d’un thé fumant, laissent déjà présager des vacances prolongées. C’est décidé, c’est ici que nous passerons les dix prochains jours. Pour la première fois depuis bien longtemps, les filles peuvent parler français avec d’autres enfants.

 

Le moment est venu de préparer le souper. Ce sont les hommes qui s’en occupent ! La maman qui vient d’accoucher se repose avec bébé. Les enfants partent chercher de l’eau au puits, non loin du campement. Kristof et moi participons à la préparation du «pain du désert». Celui-ci sera cuit dans le sable. Pour ce faire, il faut creuser un trou, y déposer un peu de bois, allumer le feu et, lorsque les braises sont rouges, y déposer le pain et recouvrir de sable : c’est ça un four de sable ! Quel procédé ingénieux ! Nous rêvons déjà d’un grand bac à sable à la maison où nous y ferions de même.

 

Les légumes mijotent dans une grande couscoussière et leur arôme titillent déjà nos papilles… Mais alors qu’Ali sort la harissa, son regard croise le mien et il découvre mon visage inquiet. Comprenant ma crainte, il s’empresse :

  Je ne vais pas en mettre beaucoup, je sais que les Européens n’aiment pas manger piquant.

En le voyant ajouter à la préparation pas moins de cinq cuillères à soupe de sa mixture, je ne me sens pas rassurée du tout !

J’en viens même à envisager un plat de secours, au cas où, transformée en dragon dès la première bouchée, je me mettrais à cracher du feu !

Bien m’en prend, car finalement, mon idée sauve également mes filles, visages écarlates et noyés de larmes !

Kristof, lui, savoure la préparation avec régal. Jean-Marc nous invite ensuite à venir partager un morceau de saucisson et un verre de vin dans son camion. Ah, la bouffe française, ça fait un bail. Un petit moment de bonheur et de répit pour nos papilles surchauffées.

 

Les filles souhaitent passer la nuit sous la tente nomade avec leurs nouvelles copines et apprendre à observer les étoiles. C’est vrai qu’ici le ciel étoilé est l’un des plus beaux que nous ayons vus.

Le lendemain, elles découvrent aussi la faune locale : des gerboises par milliers. Les enfants d’Ali en font la chasse… Naomi réussit à en capturer une. Elle lui prépare une petite boîte pour la garder et essayer de l’apprivoiser.

 

Soudain nous l’entendons éclater en sanglots. Une cascade de larmes chaudes coule sur ses petites joues rondes. Lorsqu’elle tend ses mains vers nous, nous y découvrons deux bébés gerboises morts. Elle nous raconte que les enfants, dans le feu de l’action, ont cassé le nid de la maman en le frappant avec une pelle. Choquée par ce geste, Naomi s’est fâchée… Elle voudrait maintenant les enterrer. Quelque peu calmée par mes encouragements, elle creuse un trou, cueille des fleurs et prépare une cérémonie.

Les enfants d’Ali l’observent avec beaucoup d’interrogations dans les yeux. Jean-Marc, ayant sorti sa caméra, immortalise ce spectacle émouvant. Naomi dépose les petites dépouilles dans le trou et les recouvre de fleurs, puis d’un monticule de sable afin qu’elles reposent en paix. Ensuite, elle sculpte un tombeau dans le sable. Pendant toute la scène, les enfants d’Ali sont restés bouche bée. Le choc culturel est double : pourquoi pleurer pour des gerboises, pourquoi torturer de pauvres petites bêtes innocentes ?

 

Cette aventure nous donne l’occasion d’animer la soirée grâce à un débat donnant aux enfants la possibilité d’exprimer leurs sentiments sur les réalités de chacun.

Chez nous, en Europe, les enfants ont de nombreux jouets ainsi que des animaux de compagnie dont ils s’occupent. Ici, les jouets sont rares, alors les enfants s’amusent autrement. La chasse aux animaux est l’une de leurs traditions et souvent un moyen de subsistance. Certains animaux accompagnent les hommes pour leur rendre service. S’ils ne sont pas utiles, les animaux sont chassés.

 

Naomi veut bien comprendre et accepter tout cela, mais elle demande aux enfants d’Ali de respecter, à l’avenir, au moins les droits des animaux. Les faire souffrir n’est pas nécessaire. Ils l’écoutent avec attention. Un peu rassérénée, Naomi leur offre, en compensation, son jeu de cartes «uno», espérant que cela les occupera autrement. Conquis, Abdemnacer, le fils aîné, exprime son désir d’adopter et apprivoiser une gerboise pour garder le souvenir de cette rencontre. Naomi accepte de capturer une nouvelle gerboise avec lui, non sans lui donner quelques consignes sur les soins à lui prodiguer… C’est une belle histoire d’amitié et d’échange culturel qu’ils n’oublieront pas.

Mais notre séjour déjà s’achève… Nous quittons Douz et les douze enfants d’Ali avec beaucoup d’émotion. Nous nous promettons de garder le contact. Naomi échange les adresses postales avec Abdemnacer.

 

Traversant les villages, partageant nos repas dans de petits bars populaires, nous gagnons peu à peu le centre du pays. L’occasion se présente à nous de prendre un bain dans l’un des hammams publics. Ça tombe bien, aujourd’hui, il est bien temps de récurer en profondeur nos corps fourbus… Le hammam est situé à l’orée d’un petit bois et à la limite du village. C’est un endroit parfait pour se laver tranquillement. Kristof est envoyé en repérage pour y récolter des informations. Il revient le sourire aux lèvres : le bassin est quasiment vide et le prix est dérisoire.

Les hommes et les femmes sont naturellement séparés !

 

Après cette bonne nouvelle, les filles et moi nous réjouissons à l’idée de faire trempette dans une eau délicieusement chaude. Un vrai bain, quel luxe ! Une fois dans les vestiaires communs, une masse de vêtements nous laisse pressentir que nous ne serons pas les seules au rendez-vous. En effet, dès notre entrée dans la salle de bain, le brouhaha ambiant s’interrompt d’un coup net. Tous les regards se braquent sur nous. Ah mais, c’est le café des femmes ici ! Pas moins d’une trentaine de femmes et de jeunes filles nous dévisagent, tout sourire. Je me regarde : mes fesses éclatent de blancheur. Des chuchotements rompent le silence. Que se disent-elles ? Quelqu’un parle-il français ? Non, elles ne comprennent pas. Elles font amicalement signe à Naomi et Xénia, les invitant à venir à leurs côtés. Nous comprenons qu’elles veulent leur faire un massage. Je les encourage : quelle chance, un massage !

Le brouhaha recommence et l’ambiance prend des allures de fêtes. Elles chantent, se savonnent, se massent les unes les autres, frictionnant mutuellement leur chevelure… Est-ce le jour du bal ? Y a-t-il un mariage ? Une fête musulmane ? Je n’obtiendrai aucune réponse. En tout cas, j’en déduis que le hammam est un délicieux lieu de détente, d’échanges, de liberté et de potins entre femmes.

Récurées, massées, relaxées, amusées, nous retournons aux vestiaires nous rhabiller. Certaines femmes nous y ont déjà précédées. Non mais, c’est qu’elles enfilent de superbes tenues sexy, elles…  ! Tiens, une culotte déchirée et décolorée traîne sur la banquette adossée au mur… et oui, c’est la mienne ! De quoi ai-je l’air ? Un peu honteuse, j’attends discrètement qu’elles détournent le regard. Pas de bol, il y en a toujours une qui m’épie.

Bon, tant pis, je l’enfile… Un fou rire éclate derrière moi. Je me retourne et éclate de rire avec elles. Elles tentent de me dire quelque chose. D’un signe de la tête, je leur fait comprendre que non, je n’ai rien d’autre. C’est que je les amuse ! Je sens que je vais être le sujet de conversation chez les femmes du village pendant quelques temps. Elles ne sont pas prêtes d’oublier la femme aux fesses blanches et à la culotte déchirée !

 

Cet épisode me porte à méditer sur ce partage d’une vie collective où la solidarité occupe une place prépondérante. Quelle richesse ! Chez nous, l’individualisme et l’égoïsme ont remplacé l’échange et l’entraide. On souffre de solitude en Occident. On a tout, mais on ne donne rien. Ici, en Orient, on souffre de malnutrition, mais dans cette misère, on prend soin les uns des autres. On n’a pas grand chose, mais on donne tout… Comment faire comprendre au monde que nous gagnerions tant à échanger nos savoirs ?


 Je dois avoir à peu près huit ans, quelque chose me turlupine. Pourquoi mon nom de famille est-il différent de celui de mon frère ? À l'école, on m'a fait plusieurs fois la remarque dans la cour de récré... Ça trotte dans ma tête…

Je décide de questionner ma mère à ce sujet, profitant d'un moment où son humeur est agréable...

- Dis, maman, pourquoi je n'ai pas le même nom que mon frère?

-C'est parce que les filles portent le nom de leur mère et les garçons celui de leur père!

Sa réponse ne me rassure pas, bien au contraire ! Il y a quelque chose qui cloche ! Ça sent le mensonge, gros comme une montagne. Les jumeaux Marc et Martine portent le même nom. Mes copines portent également le nom de leur père et leurs frères, le même nom qu’elles !

J’éprouve un sentiment désagréable : le doute, l'incertitude, la trahison,...

Pourquoi me ment-elle ? Ma tête commence à bouillir de questions jusqu’à ce que j’explose de colère… des claques retentissent…Je n’obtiendrai pas de réponse concrète.

 

Dès lors, à chaque fois que ma mère se barre quelques heures, je fouille les tiroirs, les armoires, la bibliothèque à la recherche d’indices. Je ne sais pas vraiment ce que je cherche. C’est comme un automatisme : à chacune de ses absences, je fouille. Pour qu’elle ne découvre pas mon manège, chaque chose est remise tiptop à sa place. S’il faut, je fais même un croquis avant la fouille pour qu’aucun détail ne m’échappe.

  

 

23 juin 2004, frontière belge droit devant ! Une envie générale s’exprime dans la camionnette : des frites ! Comme par tradition, il nous faut dévorer un paquet de frites bien grasses sous une montagne de sauce. Jamais des frites ne nous ont paru aussi bonnes. Les hommes arrosent cela d’une bonne bière belge tandis que Xénia se souvient que la Belgique, c’est aussi le pays du meilleur chocolat…  

Mais peu à peu, je bascule de la joie à la peur…

 

 

  


 

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